Interview de Jean-Marie Sénia
par Pascal Henry
publiée
par CINEFONIA
magazine n° 3, février 2004,
pp. 74-75
avec
plusieurs photogrammes du film.
Nous
remercions Pascal Henry et CINEFONIA magazine pour leur aimable autorisation de
reproduire ce texte.
Pour
plus de d’informations sur CINEFONIA magazine :
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JEAN-MARIE SENIA SONNE LES TROIS TEMPS DE L’HORLOGE MAGIQUE !
Nous invitons pour la première
fois Jean-Marie Sénia, pour sa contribution, récompensée par deux prix au
Festival Musique et Cinéma d’Auxerre, aux CONTES DE L’HORLOGE MAGIQUE ;
Trois films d’animation muets de Ladislas Starewitch, cinéaste né à Moscou
mais qui a travaillé en France dès 1920. Les liens du compositeur avec le cinéma
muet ne sont pas nouveaux puisqu’il avait déjà accompagné au piano ces
films. Ici, il s’est volontairement éloigné de l’approche pianissimo trop
souvent associée à ce cinéma pour se nourrir de nombreuses références. Il a
composé, à partir d’un thème à trois temps, une partition qui puise dans
sa culture musicale pour mieux rebondir dans la modernité. Nina Star, fille du
réalisateur, joue l’héroïne qui se balade du Paris d’hier au moyen âge
en passant par la parade des jouets. La musique, tantôt féerique, tantôt mystérieuse,
traverse différents univers: La romance nostalgique et mélodieuse d’abord
qui évoque le charme des vieilles villes et des métiers disparus comme le
siffleur. L’univers féerique de figurines qui prennent vie ensuite sous des
motifs sensibles et au lyrisme orchestral pour cordes et trompette. Le moyen âge
enfin par un thème évocateur des châteaux forts avant des univers
fantastiques, représentés par de grands mouvements symphoniques exécutés par
l’orchestre de la Camerata de Bourgogne. Le compositeur joue des mouvements
classiques des cordes et, parfois, d’éléments synthétiques pour donner une
âme aux marionnettes. Il se sert de formes traditionnelles (le ballet, les
pizzicatos de cordes) et populaires (la romance, la gigue) pour que sa musique
rebondisse dans des thèmes secondaires (les méchants, le soldat à la dérive).
Il utilise aussi les particularités de chaque instrument pour mieux marquer la
notion d’espace. En voyageant à trois temps dans le passé du cinéma
d’animation, il réussit une œuvre ambitieuse, une véritable passerelle
musicale, idéale pour séduire les jeunes générations.
CF) Vous êtes-vous tout
de suite intéressé à la musique de films ?
JMS) Non. Vouant
une admiration sans nom à Gustav Mahler, Franz Schubert et Kurt Weill, je me
destinais d’abord à une carrière de pianiste. Puis, par ma collaboration
avec des comédiens du Théâtre National de Strasbourg, je me suis aperçu que
la musique seule ne me suffisait pas: Tout ce qui se rapportait à la théâtralité
devenait fondamental ! J’ai ensuite composé une musique de scène pour
le Festival d’Avignon : PLAYA GIRON (LA BAIE DES COCHONS). Cela m’a
permis de rencontrer Jacques Rivette et Juliette Berto, qui m’ont offert ma
première musique de film pour CELINE ET JULIE VONT EN BATEAU.
CF) Votre lien avec le
cinéma muet ne remonte pas à aujourd’hui ?
JMS)
Effectivement. Tout a commencé quand j’ai joué pour la radio un morceau au
piano à quatre mains avec Jean Wiener, qui m’a ensuite conseillé
d’accompagner des films muets. Cela m’a échappé, jusqu’au jour où la
cinémathèque de Toulouse m’a demandé d’accompagner LA NOUVELLE BABYLONE.
Je me suis rendu compte que Jean Wiener avait vu juste et j’ai depuis
accompagné nombre de films muets. Puis, Maud Linder, la fille de Max, m’a
demandé de faire des musiques pour les films de son père. J’ai ainsi composé
et enregistré à Rome, avec l’orchestre de Nino Rota, L’HOMME AU CHAPEAU DE
SOIE, qui a été éditée en Italie par la CAM grâce à l’acharnement de
Patrick Aumigny.
CF) Comment êtes-vous
arrivé sur les films de Ladislas Starewitch ?
JMS) Cela a
commencé lors d’un festival sur le moyen âge à Conques. J’avais accompagné
une projection d’un des trois films muets qui composent aujourd’hui LES
CONTES DE L’HORLOGE MAGIQUE. Depuis, Béatrice Starewitch, petite-fille du réalisateur,
m’a autorisé à accompagner ces films partout. Quand le Forum des Images à
Paris a trouvé l’argent nécessaire pour créer ce programme autour des trois
films restaurés par Béatrice Starewitch, j’ai été choisi pour en faire la
musique originale, qui n’a rien à voir avec l’improvisation au piano.
CF) De quelle manière
avez-vous abordé l’écriture de cette musique ?
JMS) J’ai
recherché le dénominateur commun, le fil musical, entre les 3 films composant
le long métrage: LA PETITE CHANTEUSE DES RUES, LA PETITE PARADE et L’HORLOGE
MAGIQUE.
LA
PETITE CHANTEUSE DES RUES
Pour échapper
à un méchant propriétaire, Nina Star, chanteuse des rues à Paris, va être
secourue par un petit singe. Jean-Marie Sénia introduit une romance dont la
nostalgie est apportée par l’accordéon et un siffleur avant de suivre
l’action dans une musique agitée comme, parfois, dans une opérette. Le thème
de la romance revient, notamment au violon secondé par un autre motif en
contrepoint, une façon d’annoncer le second temps de la partition.
CF) Tout commence par la
jeune chanteuse ?
JMS) Oui, parce
que je voulais que la chanteuse au limonaire (orgue de barbarie) génère une
romance à trois temps. Celle-ci représentant le thème qui tourne sur trois
temps, je pouvais alors m’en servir de différentes façons et la faire
voyager dans les deux autres films.
CF) Ce thème était-il,
à l’origine, destiné à ce premier film ?
JMS) Il est
parti du troubadour qui, dans L’HORLOGE MAGIQUE (le troisième film), chante
sous la fenêtre de la gent dame. Quand je me suis aperçu qu’il manquait ce
thème de limonaire, j’ai transformé celui du troubadour en une valse liée
à Paris et au cinéma. J’ai pensé à la chanson Sambre
Et Meuse, dont se servaient les techniciens pour trouver le rythme exact
pour tourner à la main la manivelle du projecteur. J’ai donc écrit une valse
qui serait dans le même tempo que la chanson. Cela me permettait de respecter
le film tout en l’amenant vers quelque chose de plus actuel.
CF) Pourquoi avez-vous
remplacé le limonaire par de l’accordéon ?
JMS) Tout en
gardant l’idée de la petite fille qui joue du limonaire, j’ai voulu le
remplacer par l’accordéon, joué par Olivier Urbano, qui raconte le Paris
d’hier, éternel et nostalgique.
CF) Le siffleur intervient-il
pour donner un côté " Jacques Tati " à votre musique ?
JMS) Cette
comparaison vient certainement du fait que j’ai cherché un côté très français
dans mon thème. L’idée du siffleur m’est venue en m’interrogeant sur
l’instrument qui pouvait le mieux raconter le Paris nostalgique. J’ai employé
un siffleur, en l’occurrence Curro Savoy (Un collaborateur d’Ennio Morricone),
car il y en avait autrefois dans les rues.
CF) Comment ce thème évolue
t-il à travers les trois films ?
JMS) Il parcourt
les codes de la culture musicale: Il apparaît très français au début avec
l’accordéon, a une couleur à la Claude Debussy quand on se trouve dans des
ambiances d’eau et se rapproche d’Igor Stravinsky quand on parle du diable.
Puis, lorsque le cycle des trois films se termine finissant, j’ai remis le thème
à trois temps, avec le siffleur et l’accordéon, pour refermer la boucle.
CF) A quoi correspondent
tous ces cuivres et ces cordes dans la scène du cambriolage ?
JMS) Dans cette
scène, le singe et ami de la petite chanteuse se trouve devant deux persiennes.
Pour moi, une fois qu’il avait récupéré le contrat qui engage la petite
fille avec le méchant, il se trouvait victorieux comme dans une opérette.
J’ai donc voulu que cette musique ressemble au final d’une opérette.
Effectivement, j’ai utilisé beaucoup de cuivres qui sont tous joués, en re
recording, par Thierry Caens, et des cordes.
LA
PETITE PARADE
Nina Star revêt
le costume d’une ballerine qui assiste au réveil et à la parade des jouets
mais qui va aussi tenter d’échapper, grâce à un petit soldat, à un enlèvement.
La musique se fait plus délicate et joue plus sur les faits et gestes, grâce
aux percussions, des pizzicatos de cordes et des motifs élégants comme un
ballet de Piotr Illitch Tchaïkovski.
CF) Les mouvements des
jouets sont représentés par une musique plus douce ?
JMS) Il y avait
un côté ludique et enfantin dans ces séquences. Comme je voulais changer du
registre de l’accordéon, j’ai fais une musique plus légère avec des
pizzicatos de cordes et de la clarinette. Je voulais que LA PETITE PARADE soit
une petite pièce, entre le Casse-Noisettes
de Tchaïkovski et La Petite Danseuse
d’Andersen. En même temps, j’ai voulu ces pizzicatos de cordes pour me
placer en décalage par rapport à Piotr Ilitch Tchaïkovski.
CF) Comment avez-vous
conçu Le Thème Des Soldats ?
JMS) Je me suis
inspiré de La Trompette En Bois, une
chanson de 1925, pour faire une musique plus complexe mais dans le même esprit.
Ce thème ressemble à une chanson qu’aurait pu orchestrer Igor Stravinsky et
qui est joué ici par Thierry Caens à la trompette et Dominique Vidal à la
clarinette. Cela ressemble à une chanson populaire sauf qu’on trouve un décalage
harmonique qui fait que la mélodie devient plus élaborée, plus épaisse.
CF) Votre musique
fait-elle référence à Piotr Ilitch Tchaïkovski dans la séquence du complot
pour enlever la princesse ?
JMS) Oui. Même
si je n’en ai pas utilisé une seule note, j’y fais effectivement référence
dans l’esprit. Ceci est volontaire car cette musique comporte constamment des
références.
CF) Pourquoi avez-vous
privilégié les instruments à cordes ?
JMS) Parce que
ce son eux qui transcrivent le mieux la tension et le suspense de cette séquence.
Il s’agit d’une musique écrite à l’image et interprétée par un quintet
à cordes et un violoncelle solo.
CF) A quoi se rapporte
la musique du petit soldat naviguant sur l’eau ?
JMS) Au départ,
je voulais me référer à La Boîte Aux
Joujoux de Claude Debussy. J’ai finalement composé une musique
tumultueuse, à l’énergie fluctuante, qui se laisse emporter comme un flot.
Il y a aussi Sauvez-Moi, un thème que
joue Thierry Caens, dans l’aigu à la trompette, qui représente une plainte,
un appel de désespoir du petit soldat dans la tourmente. J’ai voulu opposer
deux énergies: Un thème qui ressemble à une musique de cirque et, en dessous,
un motif qui serait quelque chose d’ineffable.
L’HORLOGE
MAGIQUE
Le dernier
voyage dans le temps nous conduit au moyen âge où la fille du roi est malade.
On y découvre un thème de gigue pour tambourin et flûte qui balance sur différents
rythmes : Danse de paysans, chant du ménestrel. Dans une deuxième partie,
la princesse effectue un voyage fantastique, souligné par une musique
symphonique et d’aventures.
CF) Le thème de L’HORLOGE
MAGIQUE se caractérise t-il par son côté médiéval ?
JMS) Il d’agit
d’un moyen âge de conte. Il évoque par sa couleur le moyen âge tout en
apparaissant plus moderne, ce qui va bien avec les images. Il fallait souligner
l’aspect médiéval ; Mais à la manière rêvée de cinéastes comme
Terry Gilliam et Tim Burton. J’ai donc écrit ce thème et je lui ai fais
prendre dans l’orchestration des inflexions toujours différentes.
CF) Pouvez-vous nous
parler de la gigue dansée par les Paysans ?
JMS) Cette gigue
est jouée par une vielle (Instrument du 10ème siècle dont les
cordes sont frottées par une roue mue par une manivelle), des flûtes et
beaucoup de percussions. Elle commence comme une vraie gigue avant de se décaler
petit à petit pour devenir plus moderne. Je montre ainsi ma volonté de ne pas
plagier le moyen âge. Je ne fais que le citer, ce qui est très différent.
Cela me rappelle une belle phrase d’Igor Stravinsky qui disait qu’on peut
tout citer à condition de le signer.
CF) Pourquoi avez-vous
utilisé de la harpe pour les scènes de la princesse, notamment ses rêves
?
JMS) J’ai
utilisé une petite harpe du moyen âge jouée par la violoncelliste Sylvie
Brochard, qui connaît aussi les instruments anciens. Comme on n’avait pas de
budget pour utiliser beaucoup d’instruments différents du moyen âge, je me
suis servi de cette harpe pour faire toutes les citations de l’époque médiévale.
Cela ne m’a pas empêché de l’utiliser parfois avec des doublures, par
exemple de guitare.
CF) Quels sont les
instruments utilisés dans la séquence où la fille du roi, malade, dort ?
JMS) J’ai
utilisé, à l’unisson, de la flûte de pan et de la viole de gambe, jouée
encore par la violoncelliste. Leur association souligne l’inquiétude du roi
face à sa fille malade. Il s’agit d’une musique ludique et plaintive, parce
que le roi souhaite que l’on sauve sa fille.
CF) La musique de
l’ivrogne correspond t’elle à une chanson à boire ?
JMS) Oui, mais là
encore, j’ai joué avec la citation car ce n’est pas vraiment une chanson à
boire. Il y a donc un décalage.
CF) Le piano est peu présent
sauf quand l’oiseau géant apparaît ?
JMS) J’ai mis
très peu de piano dans cette bande originale pour ne pas la rapporter aux films
muets. Ici, j’ai voulu opposer un basson et un contrebasson, qui sont dans le
grave et dans le menaçant, à quelque chose de très bas, ce que l’on appelle
l’ambitus. Ces parties très légères, je les joue moi-même au piano,
d’une manière très cristalline. Cette opposition me permettait d’apporter
une tension sur la scène de l’oiseau géant.
CF) Pour finir, un petit
mot sur les cordes de la Camerata de Bourgogne qui sont très importantes dans
la scène des arbres vivants ?
JMS) J’ai
effectivement utilisé beaucoup de cordes parce que, tout d’un coup, on
bascule dans un film d’aventures, ce qui m’autorisait une musique épique
avec des trémolos, un basson. Les cordes et les percussions renforcent aussi le
moment où, comme dans KING KONG, le géant prend la fillette sur ses mains.
Concernant l’orchestre, j’enregistre toutes mes musiques avec car il se
trouve dans ma région. Idem pour mon ami Thierry Caens, qui joue toutes les
trompettes de ce film mais aussi de tous les autres.
Remerciements particuliers à Monica Donati et les attachés de presse du Festival Musique et Cinéma (Florence Girard-Narozny, Christopher Robba et Laurence Falleur).
Retour au programme de l'Archipel de mai 2006.